Xliv - élégie
Lorsque le ciel de tes faveurs me prive,
Comment crois-tu, mon ange, que je vive ?
Ce qui me plaît de tous côtés me fuit,
En toutes parts tout me choque et me nuit;
Je ne vois rien que des objets funèbres;
Comme mes yeux, mon âme est en ténèbres;
Mon âme porte un vêtement de deuil;
Tous mes esprits sont comme en un cercueil.
Lors ma mémoire est toute ensevelie,
Mon jugement suit ma mélancolie;
Tantôt je prends le soir pour le matin,
Tantôt je prends le grec pour le latin;
Soit vers ou prose, à quoi que je travaille,
Je ne puis rien imaginer qui vaille.
Prends en pitié, redonne la clarté à mon esprit, rends-lui la liberté.
Que me veux-tu?
Je confesse mon crime;
J'ai mérité la foudre qui m'abîme;
Puisqu'il te plaît, je t'ai manqué de foi :
Je me repens, et je ne sais pourquoi.
Mais s'il te reste encore quelque flamme
Des beaux désirs que je t'ai vu dans l'âme,
Si tu n'as point perdu cette bonté,
Si tu n'as point changé de volonté,
Je suis certain que tu seras bien aise
Qu'autre que toi ton cœur ne me rapaise;
Et je serais marri qu'autre que nous
Eût jamais su ma faute et ton courroux.
Tu me diras que ta haine était feinte,
Qu'en ce dépit ton âme était contrainte,
Que tu voulais éprouver seulement
Si ton courroux me pressait mollement,
Si le refus de ta douce caresse
M'obligerait à changer de maîtresse.
Lors, par le
Ciel, par l'honneur de ton nom,
Par tes beaux yeux, je jurerai que non;
Que l'amitié de tous les rois du monde,
Tous les présents de la terre et de l'onde,
L'amour du
Ciel, la crainte des
Enfers,
Ne me sauraient faire quitter mes fers,
Ne me sauraient arracher du courage
Ce bel esprit et ce divin visage.
Comme les cœurs se plaisent à l'amour,
Comme les yeux sont aises d'un beau jour,
Comme un printemps tout l'univers recrée,
Ainsi l'éclat de ta beauté m'agrée.
L'eau de la
Seine arrêtera son flux,
Le temps mourra, le ciel ne sera plus,
Et l'univers aura changé de face
Auparavant que cette humeur me passe.
Théophile de Viau (1590-1626)